En espaces de crochets

par Ileana Cornea

Article paru dans Artension n°134 – novembre 2015 (p 46-47)

Pratiquer, répéter, mémoriser, Ana Pérez Ventura est pianiste et peintre : « Les deux disciplines sont compatibles, on peut les affronter en même temps » dit-elle. Dans ses oeuvres la musique donne l’impulsion, la peinture expérimente visuellement le passage du temps.

 

Plusieurs artistes ont tenté de trouver des équivalences entre la musique et la peinture, au nom de ce que l’on désigne par la synesthésie.
Le grand musicien russe M. Moussorgski a composé Tableaux d’une exposition. W. Kandinsky a associé les couleurs aux sons dans son livre Du Spirituel dans l’art.
A. Pérez Ventura relève ce défi au pied de la lettre : Elle peint comme elle joue du piano. Plus précisément, comme elle s’y prépare. Ainsi naissent ses Études.
Son poignet est souple, tout comme pour mener à bien son exercice sur le clavier. En haut de la toile, d’un geste circulaire elle organise des traces qu’elle reproduit en boucle. Au fur et à mesure, elle descend, et leur périmètre devient plus ample, son geste circulaire plus appuyé encore, il gagne en assurance. Elle change de couleur et elle recommence. Les mêmes légato se superposent, dacapo al fine, de haut en bas, elle recommence des dizaines et des dizaines de fois.

Ascétisme et subjectivité

Elle retourne la toile et continue à répéter le même mouvement. Les traces s’enchevêtrent selon un rythme lent et régulier. La toile grésille. Les traits sur les traits brouillent les pistes. Ils s’épaississent et deviennent matière et la matière devient peinture. Toute l’organisation interne des Études est envisagée par cet entraînement qui matérialise le temps.
En 2004, elle se livre à une expérience éprouvante: Pendant une semaine, à raison d’une heure par jour, elle compte à voix haute et en même temps elle trace par écrit la succession du temps à partir du chiffre 1. Dès lors chaque heure aboutit à un chiffre différent car la durée subjective du temps, le temps vécu selon le rythme interne de l’interprète échappe au temps artificiel objectivé par la montre.
L’oeuvre intitulée Sans titre 60mn, 14. 06-2004 — 20. 06.2004 est présentée avec un support audio et un livret. La démarche d’ Ana Pérez Ventura n’est pas éloignée de l’approche philosophique de la peinture réalisée par Roman Opalka. Pour cet artiste polonais le temps est « une unité en expasion ». le fini et l’infini se joignent. Sur ses toiles les chiffres blancs sur fond blanc palissent imperceptiblement et tendent vers la dématérialisation.

Nuance et ambiguïté

En revanche, Ana Pérez Ventura pour ce qu’elle appelle « l’enregistrement subjectif de la continuité vécue du temps », est absorbée par la trame chromatique.
Entre ses nuances et ses couches successives, tissages ou écritures, les toiles affirment leur ambiguïté. Lépaisseur de son savant palimpseste laisse échapper une respiration intérieure qui leur ouvre d’autres perspectives.

Entre les lignes comme entre des crochets, comme sur des portées, s’opère le miracle d’une véritable fête pour les yeux. On croit voire l’étendue d’un paysage (Étude nº 177) et les tréfonds de la mer (Étude nº 174).

Tout est ici en mouvement. Les couleurs rentrent en résonnance comme dans un canon sonore, poussées par la force giratoire qui les constitue de l’intérieur. La musique est invisible, alors dans la peinture les tons bercent le temps et le murmure pour plaire à la vue.

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